Les vertiges de Haut-Bailly
Retour sur une verticale historique. Cela se passait il y a quelques années chez Lionel Michelin, l’antiquaire en vins de la Montagne Sainte-Geneviève. Dans son fief de l’époque, sous les voûtes d’une cave de la rue des Lyonnais, paradaient une douzaine de flacons du Château Haut-Bailly, grand cru classé de Graves. Les millésimes couvraient une bonne partie du XXe siècle.
La réputation du Château Haut-Bailly lui a toujours collé à la peau - disons plutôt à sa chair délicate. Il ne serait qu’un tendre, un charmeur, un enjôleur, qui vous embobine avec ses douces manières, ses tanins souples, son acidité modérée, bref une amabilité désarmante. Réputation fondée, sans doute : oui, Haut-Bailly a toujours su séduire l’amateur de Bordeaux par sa suavité de bon ton, sa grâce naturelle, tout à l’opposé de certaines fortes carrures qui l’environnent, sur les croupes heureuses de Léognan et de Pessac.
Le château et son chai
Mais, comme souvent, les réputations sont mensongères. Car à l’épreuve du vieillissement, la seule qui compte en matière de grands vins, de telles qualités, qui pourraient apparaître comme trop immédiates, et donc prémices d’une usure précoce, se transforment au contraire en une formidable résistance au temps. C’est d’ailleurs la botte secrète des meilleurs crus des Graves. Plus encore que les autres rouges bordelais, ils ont cette merveilleuse faculté de digérer les années sans accuser la moindre fatigue. A travers onze millésimes de référence, Haut-Bailly en administre une démonstration éclatante. Plongée dans les arcanes du séducteur.
Révélation
Tout en subtilité, le 1967 ouvre le bal. Sous sa robe un peu tuilée, il offre des impressions retenues. Au nez, un soupçon de chêne se mêle à une évocation de fraise écrasée. En bouche, le vin tapisse comme une dentelle. Sa fraîcheur, intacte, en souligne la délicatesse et la finesse. La finale est aérienne, elle passe comme un songe, une nostalgie parfumée. C’est tout le charme de ces millésimes en demi-teinte, sachant se déployer en fondu, comme dans un sfumato.
Plus attendu, le 1966 revêt une couleur encore intense. Les arômes de fruits rouges sont d’abord timides, mais le nez se précise à l’aération. La bouche, amarrée à un bon support acide, est dense. Elle possède beaucoup d’homogénéité et se résout dans une belle rémanence aromatique, où infusent des notes de prune et fruits à noyau. Cet élégant Haut-Bailly est un représentant fidèle du millésime, qui, il faut s’en souvenir, fut le "miraculé" de la décennie soixante.
Le 1964 est tout simplement une révélation. Bien que la réputation de cette année-là soit loin d’être négligeable (surtout dans les Graves), on atteint rarement de tels sommets. Sous son habit pourpre, le vin développe un bouquet magnifique, où dominent le noyau et les fruits compotés. La bouche est riche, soyeuse et mûre. La finesse le dispute à la profondeur, qui elle-même le dispute à l’harmonie. On est devant une sorte de perfection du goût bordelais, dans son jus le plus authentique. Après quarante ans de patience, l’épanouissement est total. On bascule ici dans le monde des Bordeaux d’anthologie.
Le 1962 conclut la série des années soixante. Sa teinte reste soutenue, mais son bouquet s’est apaisé, avec ses notes de fruits rouges cuits. La texture est fine, la matière bien charnue. Le vin exprime une sorte de robustesse onctueuse, qui a conservé beaucoup de franchise, et l’on n’y décèle aucun signe d’essoufflement. A notre décade prodigieuse ne manque que le mythique 1961, que les tablettes du château situent dans les plus hautes sphères du cru. Mais la frustration demeure relative, devant une telle galerie de flacons.
"Cru exceptionnel" : un titre à part, décerné au XIXe siècle
Consécration
On passe ensuite aux millésimes marquants de l’après et de l’avant-guerre. Le 1959 a préservé sa forte couleur. Son bouquet est ample, marqué par des nuances de cacao et de pruneau. C’est un vin chaleureux, plantureux, solaire, reflétant à merveille la générosité naturelle de son année de naissance. Il s’y glisse pourtant une pointe éthylique, un peu kirschée, qui pourrait faire penser à un léger renforcement d’alcool. La mise de cette bouteille est belge, et non du château, et l’ancienne pratique de "fortifier" les vins a survécu plus longtemps qu’on ne le croit. Sans conséquence sur l’état général du vin, ce trait lui donnerait presque un piquant supplémentaire. Du charme des Graves à l’ancienne …
Quoique sa robe vire au ton brique, le 1949 dispose toujours d’une bonne matière colorante. Son nez, animal, évoque légèrement la fourrure. Malgré son petit côté réduit, ce vin de plus d’un demi-siècle est demeuré un solide gaillard. Il n’a sans doute pas la finesse des précédents, mais son caractère rustique, très franc du collier, montre que Haut-Bailly peut aussi se donner des allures de hobereau campagnard.
Le 1945 arbore des nuances acajou. Ce millésime rare, comme on l’espérait, se révèle un immense moment de dégustation. Les arômes, délicieux, sont restés sur le fruit. La bouche confirme ce registre, séveuse, veloutée, caressante. Elle s’achève en apothéose, avec une finale éclatante de naturel. Le tout est suprêmement harmonieux, témoignant, une fois de plus, de la concentration phénoménale du millésime, et de la conservation miraculeuse des bouteilles rescapées. Plus que jamais, Haut-Bailly le délicat se montre fidèle à son style.
Le 1934 annonce un goût rancio prononcé et s’avère difficile à goûter. C’est un peu décevant de la part de ce millésime plein de générosité, qui nous procure, aujourd’hui encore, de si fréquentes satisfactions. Mais ce genre d’aléa est le lot des vieux flacons, et ne fait qu’ajouter aux divines surprises que réservent d’autres bouteilles.
A commencer par le 1929, qui confirme l’extraordinaire permanence de ce millésime phare du XXe siècle. Intensité de la couleur, accomplissement du bouquet, avec la touche de surmaturité qui caractérise cette année de sécheresse extrême. Haut-Bailly s’impose ici par sa puissance, sa richesse, sa densité. Mais il a su préserver son fruit, ce qui lui donne un air de jeunesse insolent. Sa droiture est exceptionnelle, sa force de conviction dévastatrice. Comme l’une de ces luxueuses berlines de l’époque, avec leur silhouette indémodable, cette bouteille va pouvoir poursuivre sa route pendant de longues années, magnifique et insensible à l’usure du temps.
Le 1928 : "splendide", résume sobrement le château …
Jubilation
Deux années éblouissantes pour terminer. Un petit parfum de légende flotte autour du 1918, qui d’emblée se propulse au sommet de la dégustation. Signes imparables de jeunesse : sa robe a gardé des reflets rubis, et son nez distille des odeurs de petits fruits frais, une pleine corbeille. La bouche enchaîne sur ce mode étonnamment juvénile, avec des saveurs subtiles, presque friandes, Son déroulement est paisible, sans la moindre rupture ni lourdeur. Sa fraîcheur est déconcertante : cela évoque le vin tiré de la barrique … quelque quatre vingt-cinq ans après. Avec, en plus, cette lumineuse complexité qui vous inonde par vagues successives, une sensation difficile à traduire mais qu’on retrouve chez les grands vins de garde, quand ils touchent au firmament.
Ce moment, inoubliable, ne fait que confirmer la dégustation d’une autre bouteille du même millésime, quelques années plus tôt, pour laquelle on notait déjà : "extraordinaire puissance tannique, forte couleur, harmonie intacte, de l’avenir !". On comprend mieux pourquoi le Château Haut-Bailly fut autrefois qualifié de "cru exceptionnel" (voir ci-dessous).
L’ultime bouteille est un 1916. Elle s’affirme dans la parfaite lignée du millésime, qui donna des vins corpulents et charpentés. Le vin est bien conservé et, comme souvent, l’oxygénation lui est profitable. A ce stade, il ne faut retenir que l’essence des choses. Nous voici devant le grand Bordeaux d’antan, dans toute sa plénitude, dans la sérénité du grand âge, que rien n’émeut plus - à l’inverse des dégustateurs. Sans doute, ses atouts sont un peu plus modestes, mais le vin, une nouvelle fois, a triomphé du temps.
1918, la légende des grands Bordeaux éternels
Confirmation
Une telle endurance laisse songeur. Comment ces vins ont pu conserver, pendant si longtemps, une santé aussi miraculeuse, une telle intégrité ? Comment peuvent-ils, aujourd’hui encore, nous offrir ce concentré d’émotions que n’ont même pas ressenti leurs propres vinificateurs - accoucheurs mal payés de retour, qui n’auront souvent été confrontés, des décennies durant, qu’à la phase ingrate de leur progéniture.
A cet égard, les grands vins de Graves posent un cas d’école. Il faudrait se pencher sur les raisons de leur durabilité exceptionnelle. Les hypothèses abondent, et peuvent d’ailleurs se rejoindre : vertus intrinsèques du terroir graveleux de cette région, patrimoine de vignes particulièrement âgées, rendements souvent faméliques (10 à 20 hl/ha étaient monnaie courante), vinification de raisins non éraflés, très longue garde en fûts (jusqu’à quatre ou cinq ans) … Et puis ces niveaux redoutables de tanins et d’acidité, qui nécessitaient pour le vin un "purgatoire", d’une durée souvent supérieure à celle que réclament nos vins modernes pour atteindre … et dépasser leur apogée. Mais c’est là tout le mystère, et la grâce, des vieux millésimes.
Epilogue : le bonheur de croiser trois de ces vins s’est reproduit depuis cette mémorable dégustation. Comme souvent avec les vieux flacons, les sensations ont différé d’une bouteille à l’autre, sans pour autant contredire nos premières impressions. Bien au contraire même. Le Haut-Bailly 1964, énergique, plein et mûr, avait toujours autant de panache. Le Haut-Bailly 1949, d’un rouge plus intense, révélait une finesse encore supérieure. Quant au Haut-Bailly 1934, malgré son côté cuit, il avait gardé plus de fraîcheur que le précédent. La grâce, vous dit-on …
Le prix de l’exception
La renommée du Château Haut-Bailly lui valut son titre de "cru exceptionnel" (cette mention figure sur les étiquettes jusqu’au millésime 1985). Elle permit aussi à ses cours d’atteindre, jusqu’à la fin des années 1930, le niveau des premiers crus classés. Les catalogues de la maison Nicolas en donnent un aperçu éloquent. Ainsi, sur le tarif de 1938, le Haut-Bailly 1918 est vendu 35 F, le même prix que Margaux, Latour, Lafite ou Haut-Brion de la même année. Pour le 1916, il faut débourser 40 F ; montant identique pour les trois ténors du Médoc (Haut-Brion ne figure pas). Seul les surclasse Cheval Blanc (40 F le 1918, 60 F le 1916). Mais Haut-Bailly 1906, lui, se pavane à 75 F. Et au rayon des "prestigieuses bouteilles", toutes du XIXe siècle, le Haut-Bailly 1878 atteint le prix plafond du catalogue, à savoir 400 F. C’est le prix du Mouton 1869, du Lafite 1868, du Margaux 1868, du Haut-Brion 1868, de l’Yquem 1865 et du Latour 1858.
Extrait du catalogue Nicolas 1938
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